Dans la perspective de la session annuelle des Semaines Sociales, Michel Camdessus, leur président, nous livre une méditation sur Caïn.
Depuis fort longtemps, je déteste cette histoire de l’oeil dans la tombe qui regardait Caïn . Enfant, elle me donnait des cauchemars. J’avais de la compassion pour ce pauvre Caïn. J’ai donc scruté ce texte.
Au lieu de poursuivre Caïn d’un reproche obsédant, Dieu parle et agit. Il est là où Caïn et sa famille, émergeant de l’animalité, ne l’attendent pas. Ses messages les déconcertent, comme nous, aujourd’hui. Caïn revit, à sa manière, l’histoire de ses parents. Ils se sont séparés de Dieu en cherchant à s’approprier son pouvoir. Ils ne sont pas exonérés des conséquences de leurs actes -ils sont nus, voués à un pénible travail- mais Dieu garde son dessein sur eux et leur descendance. Exilés du paradis, ils restent à sa ressemblance : créateurs, partageant sa responsabilité sur sa création ; et surtout ils pourront engendrer des hommes. Ils ont un enfant : bénédiction première. Ève a ce cri J’ai eu un homme avec Yhwh . Engendrer ! L’acte même, éternel, du Père dans la Trinité. Dans les chapitres suivants de la Genèse, il ne sera question que de descendance et de généalogies, pour mauvais, souvent, que deviennent les enfants des hommes.
Mais exilés à tout jamais du Paradis – le monde de l’innocence -, ils entrent dans l’univers des ambivalences, ils découvrent un monde où les réalités auront souvent deux versants, l’un pour le bien, l’autre pour le mal. Ils devront donc toujours exercer ce don suprême, leur liberté, face à une autre réalité que, comme nous, ils découvrent au tréfonds d’eux-mêmes, sans toujours la reconnaître, la violence. A la première occasion, la violence dicte donc sa loi. Dieu accepte le sacrifice d’Abel. Pas le sien. Caïn ne comprend pas, il tue son frère. Il a peut être recherché une explication auprès de son frère mais le dialogue ne s’est pas établi. Premier meurtre, première leçon : quand le dialogue tourne court, le meurtre n’est pas loin.
Vient alors cet autre dialogue fondateur de toutes les civilisations humaines. Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? . Question qui nous interpelle dans notre relation avec cette multitude de frères que nous blessons ou tuons par notre propre violence ou celle plus perverse, parce que jamais discernée dans toute sa cruauté, de notre cynisme ou notre indifférence. Malgré le cynisme de la réponse de Caïn, Est-ce que je suis responsable de mon frère ? , Dieu ne le laisse pas déchiffrer seul l’absurde dans lequel il est tombé. Dans son désespoir, il l’éduque. Le mal, ce n’est pas l’autre qui te portait ombrage, mais cette violence en toi, comme la bête tapie à ta porte , qu’il s’agit de reconnaître, de dompter, dont il nous faut transmuter la férocité en énergie créatrice. Être homme, c’est accepter l’autre dans sa différence et savoir faire de ces différences la richesse du monde. Au passage, Dieu qui, décidément, profite des erreurs des hommes pour se faire mieux connaître, dévoile un élément majeur de son identité. Il préfère les cadets, les gêneurs, les déshérités, les pauvres, les handicapés, les inutiles, ceux qui ne sont rien. Il s’identifie à eux. C’est ce qui fait l’éminente dignité de cet Abel dont on ne sait rien d’autre que son identité de berger sans méfiance. Il devient le juste tout simplement parce qu’il est le premier de la lignée préférée de Dieu : celle du serviteur souffrant et celle du Fils, le jour où l’Histoire des hommes basculera pour toujours, par la croix, vers sa réussite finale. L’essentiel du décalogue est ici révélé : être à la ressemblance de Dieu, c’est renoncer à supprimer l’autre par la violence et lorsque l’autre est obstacle, c’est chercher par le dialogue une occasion d’avancer. Bref, c’est être responsable de son frère. Devoir de fraternité que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme mentionnera en son article 1er : ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité .
Oui, décidément, Dieu n’est pas un oeil dans la tombe, mais parole dans la vie. Il est inlassable patience pour révéler à l’homme ce que sa ressemblance veut dire. Déjà ici, l’Histoire se reproduit, il en va de Caïn comme de ses parents. A une nuance près. Lui est maudit, eux non. Comme s’il était plus grave entre humains d’attenter à la vie de son frère que d’insulter Dieu. Maudit mais pas renié ; il reste partenaire de Dieu, mais à condition de l’être de ses frères. Générosité lumineuse de Dieu, dans cette solitude où il s’était installé, Caïn trouve de stupéfiantes bénédictions.
Il est préservé de l’étau de la peur. S’il y a quelque chose que Dieu déteste, c’est que l’homme ait peur. Jean-Paul II s’acharnera à nous le répéter. Pour la bannir, Dieu proscrit le cycle infernal de la vengeance. Il protège Caïn, le premier assassin, de la Loi du Talion, dont nous ne savons que trop qu’elle a la vie dure. Lamek, quelques générations après, rejettera avec arrogance cette interdiction de la vengeance : Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante dix-sept fois .
Il pourra prendre femme, engendrer à son tour. Engendrer, c’est la bénédiction par excellence. Mais dans cet engendrement aussi, il peut y avoir faute ; à peine soulignée et plus subtile que celle de Caïn, mais assassine, elle aussi. Ève se donne un numéro 3 – ce pauvre Seth -, comme un produit de remplacement. Cet enfant est le produit de son vouloir. Un clone d’Abel en quelque sorte. Ce qu’elle cherche n’est pas un engendrement – la mise au monde d’une liberté et donc d’une imprévisibilité radicale -, mais une copie conforme de son premier-né. Elle efface le droit de cet enfant à une identité et, au passage, le droit de son époux à lui donner un nom, c’est-à-dire à être père. C’est une tentation qui, avec les prouesses de la procréatique, se multiplie aujourd’hui. Très post-moderne, décidément, notre lointaine arrière grand-mère !
Voici que l’assassin se reconnaît fait pour vivre, non seulement en famille, mais en société. Il lui est donné d’en inventer la structure première, la ville.
La ville, ce lieu où les libertés peuvent s’épanouir, la fraternité s’étendre au-delà des liens du sang, les plus faibles et les plus pauvres être protégés et la peur conjurée ; la ville, ce lieu où les valeurs les plus diverses peuvent être reconnues, et naître les civilisations. C’est là que Youbal pourra devenir le père de tous ceux qui jouent de la cithare et du chalumeau et introduire l’art dans la ville, alors que son cousin Toubal-Caïn, ancêtre de tous les forgerons, aiguisait tout soc de bronze et de fer . La ville, ce lieu où les hommes peuvent organiser, structurer leurs échanges, leur solidarité, leur vivre ensemble. La ville, ce lieu où l’homme pourra inventer cette merveille de l’organisation sociale qu’est la démocratie. La ville, civis, urbs, où émergera entre les hommes ce liant des relations sociales qu’est l’urbanité, la civilité. La ville, polis, où naîtra la politique, non pas espace de toutes les magouilles mais, comme le dira Pie XI, le champ le plus vaste de la charité . Au lendemain du 21 avril, comment ne pas dire : Caïn, rend-nous cette ville là !.
Hélas, la ville, elle aussi, est une réalité ambivalente. Les descendants de Caïn sont confrontés de nouveau à la tentation funeste d’effacer les différences, de faire régner un ordre uniformisant. Une variante, en somme, de la tentation à laquelle Caïn et Ève avaient déjà succombé. Ce sera Babel et son rêve délirant de la ville unique, avec sa tour dont le sommet touche le ciel . Et Dieu évidemment renverra aux humains leur copie. Ce n’est pas cela la ville selon son plan. La dispersion, la pluralité des langues, vues comme un châtiment, sont, en fait, une chance rendue à la liberté et un formidable défi à l’humanité : parvenir à concilier toujours l’unité et la diversité.
C’est notre défi aujourd’hui. En cette aube de troisième millénaire, entrés dans l’âge de la mondialisation, notre problème est le même, non plus à l’échelle de la ville, mais de la cité-monde . Faire que dans cette cité, la diversité des cultures soit promue comme richesse de tous et non étouffée par le modèle dominant d’un super-pouvoir économique. Faire que riches et pauvres partagent en partenaires la responsabilité d’affronter ensemble les problèmes qui leur sont communs : conjurer la misère et préserver ensemble, comme un bien de famille, un monde donné à tous. Ils devront pour cela créer des institutions qui donnent confiance aux pays les plus pauvres que leurs efforts pour se tirer s’affaire seront soutenus par les autres et que leur voix sera entendue dans la gestion des affaires du monde. Formidable tâche après toutes les catastrophes et déboires du XXe siècle. Mais l’histoire nous a appris, selon la belle expression de Marie Balmary, que la civilisation n’est pas héréditaire . Il revient à notre génération d’inventer la sienne en créant les instruments d’organisation de cette Cité Monde. Même si les plus puissants n’aiment guère cette idée, il nous faut faire à chaque pays sa juste place dans les décisions concernant l’avenir du monde. Nous devons trouver les voies d’un partage équitable des biens et permettre ainsi l’éclosion d’une civilisation mondiale. Ce ne sera pas sur le modèle de Babel qu’elle pourra être construite mais sur celui de la Pentecôte. La diversité des langues ne sera plus obstacle à une communication personnalisante. Le don de l’Esprit conduira les lointains descendants de Caïn à inventer d’inédites conciliations de l’unité et de la diversité, assurés, comme le disait Teilhard, que C’est Dieu lui-même qui nous appelle, dans le processus unificateur de l’Univers .
(printemps 2002)