“Depuis deux mille ans, la curiosité humaine ne s’est jamais lassée de scruter le mystère de Jésus Christ. Notre époque n’est pas en reste. Et comme elle ne partage plus guère notre foi, elle se représente un Jésus à la mesure de ses fantasmes, de ses obsessions et de son manque de culture”. Mgr Bruguès précise ici la foi des chrétiens en Jésus et en sa Résurrection.
« Voici l’homme ». Il y a deux jours à peine, ce Vendredi Saint, nous entendions Pilate présenter Jésus en ces termes aux foules qui s’étaient rassemblées devant le palais. Qui est cet homme ? L’individu est facilement repérable. Son père exerçait le métier de charpentier, l’équivalent d’un notaire chez nous. Lui-même avait vécu à Nazareth et savait lire. Après avoir mené une existence assez obscure, il s’était mis à prêcher en public. Il avait même fondé une sorte d’école rabbinique. Ses disciples assuraient qu’ils avaient été témoins de miracles et de signes prodigieux. Ceux qui ne l’aimaient pas – ils étaient nombreux à l’époque -, vous auraient dit que ce Jésus se prenait pour un prophète, ou un révolutionnaire, désireux de bouleverser la religion traditionnelle. Etait-il illuminé ? En tout cas, il se croyait investi d’une autorité divine et prétendait remettre les péchés…
Depuis deux mille ans, la curiosité humaine ne s’est jamais lassée de scruter le mystère de cet homme. Notre époque n’est pas en reste. Et comme elle ne partage plus guère notre foi, elle se représente un Jésus à la mesure de ses fantasmes, de ses obsessions et de son manque de culture, un Jésus initié dans quelque religion secrète, ou encore un Jésus charnel entretenant une relation avec Marie-Madeleine ; ils auraient même eu un enfant ensemble… Ces histoires à dormir debout trouvent dans l’opinion un écho incroyable (…)
L’évangile que nous venons d’entendre parle de choses très sérieuses, mais aussi plus austères. De grand matin, le jour de Pâques, de saintes femmes, Marie-Madeleine en tête, accourent au tombeau où a été enseveli le corps de Jésus. Que viennent-elles faire ? Le texte précise qu’elles avaient acheté des parfums pour embaumer le corps de cet homme. Il s’agissait là d’un rite très ancien, l’un des plus anciens de l’humanité. Du temps de Jésus, il comportait quatre opérations, (1) à la fois précises et délicates : on perçait la tête pour en retirer la cervelle ; on pratiquait une incision sur le côté, pour vider les entrailles ; on lavait le corps avec des aromates ; enfin, on l’enveloppait avec des linges fins.
Aucune de ces opérations n’a été possible avec le corps de Jésus. La couronne d’épines avait remplacé la première ; le côté avait bien été transpercé sur la croix, mais il n’en était sorti que du sang et de l’eau ; les linges sont bien là, mais déposés dans un coin du tombeau ; quant aux parfums, les femmes ne savaient plus sur quoi les appliquer, puisque le cadavre avait disparu.
C’est tout ce que nous disent les récits évangéliques. Les amateurs de romanesque jugeront que c’est peu. Ils auront raison, mais si ces textes ne donnent guère d’emprise à l’imagination, ils ouvrent à notre foi les perspectives les plus inouïes.
Et d’abord celle-ci : la mort se trouve désormais derrière nous. Le temps, l’histoire ont basculé. Les archéologues rechercheront en vain des traces du passé. Il n’y a plus de passé : les tombeaux sont vides. La vie personnelle, la vie collective, bref, l’existence de l’histoire humaine se dirigeaient autrefois dans un sens unique : vers la mort. Nous comptons désormais le temps dans l’autre sens. La fin ne gît plus devant moi, mais derrière moi, derrière nous. Mort, où est ta victoire ? Elle est devenue une pâque, autrement dit un passage. Laissons les morts enterrer les morts. Nous, nous sommes déjà vivants d’une autre vie, une vie qui ne connaîtra pas de fin, et que nous appelons magnifiquement, avec l’audace des hommes nouveaux, la vie éternelle. Voilà notre foi. Voilà ce que nous allons confesser dans un instant, à la suite des générations qui nous ont précédés… depuis le tombeau vide. Le Christ est ressuscité et déjà nous participons à cette résurrection qui préfigure la nôtre.
Il y a plus. Dans toutes les histoires édifiantes du monde, la victime, lorsqu’elle gagne, prend la place de son vainqueur. On crie justice et on applaudit à ces retournements. Le petit se substitue au puissant, le va-nu-pieds prend la place du roi, David terrasse le géant et lui tranche la tête. Rien de tel ici. On n’a jamais dit que le Christ avait triomphé de Pilate, ou qu’il avait à son tour exposé Caïphe et autres grands prêtres à la vindicte d’une foule versatile. Avec la Résurrection, c’est le désir de vengeance qui se trouve aboli. Le couple victime-bourreau, maîtreesclave, vainqueur-vaincu, tombe dans les oubliettes de l’histoire. Le sacrifice libre et volontaire du Christ achève le vieux cycle des sacrifices imposés. Les hommes se trouvent désormais purgés et rachetés. « Voici que je fais toutes choses nouvelles », proclame le Ressuscité. J’ouvre un monde nouveau, j’inaugure une terre nouvelle, une nouvelle justice, un nouveau règne, celui du Royaume de Dieu. Ce qui est terrestre n’est pas seulement de la terre. La mort se retire, vaincue une fois pour toutes. Fin de l’abominable histoire.
Voilà ce que nous croyons. Nous le croyons sur le témoignage de la multitude des croyants qui nous ont précédés depuis deux mille ans. Nous le croyons sur le témoignage de l’Eglise qui n’a cessé d’être animée de la puissance de l’Esprit de Dieu. Nous le croyons sur le témoignage de ceux dont l’existence s’est trouvée bouleversée par la parole du Christ, sa promesse, son salut : nous en avons rencontrés, nous en avons approchés. Nous le croyons aussi sur le témoignage humble et fragile de notre propre vie, puisque, malgré notre péché et la fermeture de notre esprit, nous sommes devenus à notre tour d’autres Christ.
Quand Pilate présentait Jésus, portant la couronne d’épines et le manteau rouge, en disant : « Voici l’homme », il ne savait pas ce qu’il disait, pas plus d’ailleurs que les foules qui criaient au même moment : « En croix ! En croix ! ». C’était bien l’Homme, en effet, mais non plus un homme parmi d’autres, un certain Jésus de Nazareth ; l’Homme tout court, celui qui récapitulait en lui l’humanité entière, l’Homme nouveau auquel nous appartenons par notre baptême. Célébrons donc la fête, comme vient de le recommander S. Paul dans sa première épître aux Corinthiens, non pas « avec de vieux ferments » (1 Co 5, 8), de vieux romans, de vieilles idées, qui sont autant de vieilles lunes, mais avec une conviction nouvelle : celle d’appartenir désormais à la joie de la vérité.
Amen.