Né dans un petit village de Castille en 1542, Jean de la Croix entre dès l’âge de 20 ans au Carmel. Peu de temps après, il rencontre Thérèse d’Avila qu’il va aider dans son oeuvre de réforme.
Sa manière absolue de vivre la Règle du Carmel lui vaut l’hostilité de ses supérieurs qui l’enferment 9 mois dans le cachot du couvent de Tolède. Cette épreuve douloureuse lui permet de découvrir un chemin de lumière qui le conduit à l’amour le plus pur pour Dieu. C’est là que naissent les plus beaux vers de la littérature espagnole, ainsi que les points de repères les plus sûrs de la spiritualité chrétienne.
«Je sais une source qui jaillit et s’écoule,
Mais c’est au profond de la nuit»
Biographie
Jean, fils de Gonzalo de Yepes (jeune homme de la noblesse espagnol, rejeté par sa famille en raison de sa mésalliance avec une femme pauvre) et de Catalina Alvarez (orpheline) naît en 1542 à Fontiveros en Vieille Castille. Deux frères le précédent, Francisco et Luis. La famille vit du tissage.
Le père meurt en 1545, ainsi que Luis. Le reste de la famille connaît l’exclusion et la misère.
En 1551, les trois s’installent à Medina del Campo où ils trouvent du travail. Jean commence à exprimer ses dons naturels artistiques, intellectuels, religieux – et surtout le service d’autrui. Il fréquente les écoles et travaille à l’hôpital.
En 1563, à vingt ans, Jean prend l’habit chez les Carmes qui viennent de s’installer dans la ville. Son frère, avec lequel il gardera toujours une relation de confident, se marie.
Après son noviciat, il part pour Salamanque au collège Saint-André des Carmes accomplir le cycle des études scolastiques et revient à Médina pour sa première messe. C’est à cette occasion qu’il rencontre Thérèse d’Avila qui vient fonder un carmel de sa réforme et souhaite y entraîner des frères.
Un an plus tard, en 1568, il commence avec deux autres compagnons, dans une masure de Duruelo, une vie de retour aux pratiques primitives de 1’Ordre fondé, au 13ème siècle en Palestine. Très vite il devient formateur de nouveaux membres et s’en suivent plusieurs nouvelles fondations : Mancera, Pastrana. Il vit très proche de Thérèse.
De 1572 à 1577, alors que Thérèse est renvoyée à l’Incarnation d’Avila, le grand couvent où elle était entrée, pour y introduire sa réforme, elle y fait venir Jean comme conseiller spirituel et confesseur.
Le 2 décembre 1577, il est enlevé et mis au secret dans le couvent de Tolède. Sa détention durera 9 mois, jusqu’au 17 août 1578. La seule chose que l’on veut obtenir de lui, c’est qu’il renonce à la réforme : c’est le seul point sur lequel il ne veut pas céder. L’étau des souffrances, et de l’âme et du corps, va se resserrer autour de lui, jusqu’au paroxysme.
Il est emprisonné dans une sorte de réduit qui sert de débarras. Fort étroit – trois mètres de long sur deux mètres de large – il n’est aéré que par une sorte de meurtrière, une lucarne à châssis, large de trois doigts et qui s’ouvre, non sur l’extérieur, mais seulement sur un couloir voisin. Muni d’un solide cadenas le réduit est transformé en geôle.
Quelques planches sur le sol, deux couvertures en assez piètre état, un tabouret : tel est l’ameublement de l’étroite cellule.
On a dépouillé Jean de son scapulaire et de son capuce, signe de sa profession religieuse. On lui a ôté, également, sa tunique de bure, symbole du retour des réformés à la règle primitive. On lui a laissé la chemise de laine grossière qu’il porte à même la peau, et pendant les sept premiers mois de son incarcération, on ne lui donnera pas la possibilité d’en changer une seule fois, pas même le moyen de la laver. Le sang des maltraitances du soir de son incarcération, s’y est coagulé. Les parasites vont s’y développer à plaisir, ne lui laissant de répit ni le jour ni la nuit. La nourriture qu’on lui porte chaque jour est dérisoire: du pain, quelques sardines ou des restes de poisson venant du réfectoire de la communauté. Il doit subir trois fois par semaine, en présence de la communauté, des pénitences impitoyables autant que spectaculaires.
Vers le mois de mai, pourtant, il advint que le frère, chargé jusque-là de garder le prisonnier, est remplacé par un autre plus jeune. Jean de Sainte-Marie. Moins rigide que le précédent, ému de compassion par l’état lamentable dans lequel il trouve le détenu, il prend à cur de lui apporter tous les soulagements compatibles avec son incarcération. Il lui faut remplir l’office de geôlier, mais il s’en acquittera humainement avec charité.
Il s’efforce d’obtenir qu’on réduise le nombre des sanglantes disciplines du réfectoire. Jean de Sainte-Marie est vite persuadé que le déchaux qu’on lui donne à garder, n’est point un désobéissant, mais un saint. Dès lors, il n’hésitera plus à lui venir en aide. Un jour, il lui apporte une tunique de laine, fraîchement lavée. Mis en confiance par la délicatesse fraternelle du jeune religieux, Jean de la Croix ose alors lui demander s’il lui serait possible de lui procurer un peu de papier et d’encre. Le frère s’arrange. Béni soit-il !
Dans le cachot enténébré, Jean de la Croix va tracer les strophes de la Nuit Obscure et du Cantique Spirituel, qui bouillonnent dans son cur d’amour tout angoissé. Un chef-d’uvre de poésie, mais un poème d’amour, surtout, sans égal depuis le Cantique des Cantiques composé par le roi Salomon.
Après son évasion, les frères de la réforme l’envoient à Jaen dans le sud de l’Espagne, pour fonder un collège à Baeza.
Sa mère meurt en 1580. En 1582, après la mort de Thérèse, il devient prieur du couvent de Grenade. Là, il révèle tous ses dons de guide et auteur spirituel, ainsi que de responsable de communautés de la réforme. Il voyage beaucoup à cette fin.
En 1589, il devient prieur du couvent de Ségovie. Et, alors qu’il est présent au début de la réforme et participe à toutes ses instances de responsabilités, il finit par être marginalisé chez les réformés eux-mêmes.
Toute sa vie, est marquée par une intense expérience spirituelle et apostolique. Il meurt le 14 décembre 1991 à Ubeda. Sa dernière phrase avant de mourir : « Je chanterai Matines au ciel ». Ses grandes uvres sont Le Cantique Spirituel, La Montée du Carmel, La Nuit obscure et la Vive Flamme d’amour.
L’expérience spirituelle
Jean de la Croix est un passionné de Dieu. Il a cherché ardemment à le rencontrer pour goûter la présence de son Seigneur. Il a découvert les biens admirables que Dieu réserve à ceux qui deviennent vraiment ses amis. Il lui était impossible de garder pour lui seul une telle expérience. Il a voulu en faire bénéficier les autres et les acheminer aussi vers cette communion pour laquelle ils ont été créés : « Ô âmes créées pour ces merveilles, âmes appelées à les voir se réaliser en vous ! Que faites-vous ? A quoi vous amusez-vous? » .
Mais comment rencontrer Dieu, qui est si loin, si différent de nous ? La question est mal posée, répond Jean de la Croix car « il faut savoir que si l’âme cherche Dieu, Dieu, de son côté, la cherche bien davantage. » Non, Dieu n’est pas difficile à trouver, car c’est lui-même qui se donne le premier.
La recherche mutuelle se transforme en une merveilleuse aventure d’amour.
Patiemment, Jean de la Croix apprend à l’homme à se libérer en choisissant, par amour du Christ et à son exemple, ce qui plaît à Dieu plutôt que la satisfaction de ses désirs. Une à une, il faudra briser, jusqu’à la dernière, toutes ces attaches, pour voler librement. En effet, « qu’importe qu’un oiseau soit attaché d’un fil mince ou d’une corde ? Car pour fin que soit le fil, l’oiseau y demeurera attaché comme à la corde, tant qu’il ne le brisera pas pour voler. »
Telle est l’exigence de l’amour. Car c’est l’amour qui opère cette uvre. Non, rien ne ressemble au volontarisme rigide dans cette laborieuse ascèse. Seul l’amour ardent, dont Dieu commence à enflammer l’âme, la conduit, l’emporte et l’arrache peu à peu à ses désirs égoïstes.
La nuit obscure
Par une nuit obscure
anxieuse et d’amour embrasé
oh l’heureuse aventure
je sortis sans être remarquée
dans l’obscure et très sûre
par l’échelle secrète et déguisée
oh l’heureuse aventure
dans l’obscur avec rapidité
et ma maison était en paix
Dans cette nuit de félicité
en secret et nul ne me voyait
je ne voulais rien regarder
si ce n’est ta lumière qui me guidait
qui dans mon cur me brûlait
Et cette lumière me guidait
plus sûrement que la lumière de midi
là où il m’attendait
moi je savais bien qui
en un lieu où nul ne paraissait
Oh nuit qui me guidait
oh nuit plus aimable que l’aube d’un été
oh nuit qui unissait
le bienaimé avec la bienaimée
la bienaimée en l’aimé transformée
Et sur mon sein fleuri
qu’entier pour lui seul je gardais
là il resta endormi
(Traduction fr. Pierre Éliane, ocd)
—
Clé de lecture : Jean de la Croix utilise la métaphore de l’union amoureuse humaine pour expliciter l’union de l’âme et de son créateur, en reprenant la symbolique poétique du Cantique des Cantiques. Il veut ainsi démontrer l’importance de l’amour humain dans l’expression de l’amour mystique.
Ô flamme d’amour vive
Ô flamme d’amour vive
qui blesse tendrement
mon âme en son intimité profonde
si tu n’es plus rétive
achève maintenant
déchire la toile de cette rencontre
Ô suave blessure
oh délicieuse plaie
ô tendre main ô délicat toucher
éternel gageure
qui toute dette paie
tu as tué la mort en vie tu l’as changée
Ô lumières de feu
Dans vos vives lueurs
Les profondes cavernes du sentiment
naguère obscur et creux
par d’étranges faveurs
donnent chaleur et lumière à l’amant
Docile et amoureux
tu t’éveilles en mon sein
où tu demeures seul secrètement
ton souffle savoureux
plein de gloire et de bien
m’emplit d’amour délicatement
(Traduction fr. Pierre Éliane, ocd)
—
Clé de lecture : Jean de la Croix utilise l’allégorie de la bûche, déjà utilisée par Tauler, pour parler de l’état d’union le plus fort et le plus achevé dans l’état de transformation en Dieu. Quand la bûche embrasée ne fait plus qu’un avec le feu.
Recevoir la grâce “gratuitement”
Nous savons peu de chose de son enfance, sinon que, de l’aveu de sa mère, il se comportait comme un ange’.
Mais nous pouvons présumer avec certitude que Jean eut à donner, comme nous tous, une réponse à Dieu. Si toute sainteté est d’abord un appel divin gratuit, elle veut, pour s’épanouir, le consentement libre de l’homme.
Cet épisode du tout début de sa vie (il n’a que 5 ans), nous montre quel chemin d’abandon, de démaîtrise et de confiance, il devra suivre pour se savoir aimé même pécheur (et sale de boue) pour accueillir la grâce que Dieu veut nous donner.
Un jour qu’il est parti avec des petits camarades dans la campagne, alors qu’ils ont dépassé les dernières maisons du bourg, dans un minuscule étang aux eaux bourbeuses, ils s’amusent à jeter des branches de bois. On rit, on crie, on se bouscule un peu, à qui rattrapera le plus vite son bâton. Tout à coup, l’un des garçons glisse; un cri: il est tombé dans la mare. C’est Jean. La vase semble le happer. La tête seule émerge de l’eau sale et malodorante. Les petits, sur la berge, poussent des hurlements. Jean cependant a levé la tête. Devant lui, au-dessus de l’eau, une très belle dame se penche, aux mains jolies et bien tournées’.
« – Petit, donne-moi la main et je te sortirai. »
Jean soulève les bras. Bien sûr, qu’il a envie de sortir de ce bourbier… Mais soudain, il se ravise. Mettre ses mains à lui, dégouttantes de boue noire, dans les mains toutes pures de la Reine des Cieux? Non, jamais! Mieux vaut couler jusqu’au fond de la vase.
Un paysan qui passe et qu’attirent les cris d’effroi des petits camarades tend à l’enfant son aiguillon. Jean s’y cramponne, et le voici sur l’herbe sèche.
Mais cet enfant qui refuse de toucher de ses mains sales la pureté radieuse de la Mère de Dieu, c’est Jean de la Croix.
A cinq ans, Jean de la Croix laisse pressentir le plus profond de son âme, dans cette conscience étonnamment puissante qu’il prend de la pureté requise pour toucher tout ce qui est divin.
Jean, par ailleurs, ne semble pas surpris de cette intervention miraculeuse de Notre-Dame. Baignée qu’elle est déjà dans le surnaturel, son âme de petit enfant ne s’étonne point de voir auprès de lui, visible et palpable, sa Mère du Ciel, dans la familiarité de qui, sa mère de la terre, lui a appris à vivre. Lorsque, longtemps après, Jean fera allusion à cette vision de Fontiveros, – ce qui nous est une certitude qu’il s’agit bien là d’un fait historique et non d’une pieuse légende, il le fera avec une simplicité déconcertante.