Daigne nous introduire dans la communauté de tous les saints apôtres et martyrs Jean, Étienne, Ignace. (Canon de la messe). Ignace est évêque d’Antioche de Syrie au début du IIe siècle, dans une Église chrétienne de cinquante ans d’existence.
Ignace est évêque d’Antioche de Syrie au début du IIe siècle, dans une Église chrétienne de cinquante ans d’existence. D’origine hellénique, Antioche hérite du patrimoine de l’Église de Jérusalem. Ignace, issu du pagano-christianisme, retient de cet héritage les valeurs bibliques et spirituelles — saint Jean pour la vie en Christ et saint Paul pour l’unité de Jésus et son Église — qu’il exprime dans la sensibilité et la langue de son âme : le grec.
Sous le règne de l’empereur Trajan (85-117), Ignace est arrêté, jugé et condamné aux bêtes. Il sera exécuté en l’an 110 à Rome, qui se réserve les plus prestigieuses victimes.
Conduit sous escorte militaire de Syrie à Rome, voyage qui n’est pas sans rappeler le dernier voyage de Paul, il écrit sept lettres aux communautés chrétiennes (celles d’Éphèse, de Magnésie du Méandre, de Tralles, de Rome, de Philadelphie, de Smyrne et à celle à Polycarpe évêque de Smyrne).
Son prestige est tel que les chrétiens des villes d’Asie qu’il traverse, accourent pour témoigner de leur respect empreint de vénération, tandis que les autres villes envoient leur délégation au devant de lui.
Ses lettres antérieures aux derniers écrits du Nouveau Testament sont notre meilleure source d’informations sur la vie des chrétiens autour de l’an 100. Elles nous révèlent un évêque et docteur de la foi, mais aussi un chrétien passionné du Christ, impatient de rejoindre son Seigneur à travers le martyr.
Le martyre de saint Ignace
« Je suis le froment de Dieu, et je suis moulu par la dent des bêtes, pour devenir le pain immaculé du Christ »
Lettre aux Romains
Émouvant chemin que les derniers jours d’Ignace. Sa lettre aux Romains nous présente un homme saisi par Dieu, consumé par amour, brûlant, exceptionnel, héroïque avec simplicité et pudeur, bienveillant avec lucidité, avec un don inné pour la sympathie. De son offrande, monte un des plus beaux chants jailli d’un cœur chrétien : amour pour le Christ et son Église qu’il désire unie, comme Jésus l’est à son Père.
Écoutons-le.
Tout d’abord le martyre n’est pas facile, il n’est pas le chemin naturel de l’homme : « Il me sera difficile, à moi d’arriver à Dieu, si vous n’avez pas pitié de moi. »
Ignace enracine son désir dans les préceptes qui ont forgé sa foi : « Ce que je veux, c’est précisément la mise en pratique de vos leçons et vos préceptes. »
Mais Ignace dépasse les commandements en en faisant un acte d’amour : « Pour que je sois un chrétien, non seulement de bouche mais de cœur ; non seulement de nom, mais de fait. »
Ce qui lui donne la force d’avancer, c’est son désir de ne plus posséder que le Christ, d’être avec Lui face à face : désir identique à celui des mystiques. « Que les plus cruels supplices du diable tombent sur moi, pourvu que je possède enfin Jésus Christ. » Ou encore « Jésus est mort pour nous ! C’est Lui que je veux, Lui qui est ressuscité à cause de nous. »
Pour Ignace, pas d’autre voie que celle qui le configure à la vie et à la mort du Christ : « permettez-moi d’imiter la Passion de mon Dieu. »
Plongé dans la mort du Christ mais pour renaître avec Lui. Les souffrances et la mort du Christ ont vaincu la mort. La puissance de la Résurrection est au bout du chemin. La mort n’est qu’un passage. Ignace touche toute la profondeur du mystère Pascal : « Il est bon en effet, de me coucher du monde en Dieu pour me lever en Lui. »
Il ne meurt pas seul. Comme Jésus mort pour tous les hommes, il pressent que sa mort est pour tous les chrétiens : « C’est quand j’aurai disparu de ce monde que ma foi apparaîtra avec plus d’éclat. »
Dépassés et impuissants devant un engagement si radical, comme Marie au pied de la Croix, il n’y a plus qu’à laisser le Bien-Aimé attirer sa bien-aimée. Laissons aller Ignace vers son Dieu et notre Dieu : « Mes passions terrestres ont été crucifiées, et il n’existe plus en moi de feu par la matière ; il n’y a plus qu’une eau vive, qui murmure au-dedans de moi et me dit : Viens vers le Père !
Le martyre chrétien : quel témoignage, pour nous, aujourd’hui ?
« C’était une foule immense que nul ne pouvait dénombrer. […] Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’agneau, vêtus de robes blanches et de palmes à la main. […] Ils viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau. »
L’Apocalypse 7,9-14
Sujet complexe que le martyre, parce qu’il reste, comme la question de la souffrance, du mal et de la mort, un mystère dans nos vies ? Pourtant, nous savons qu’il s’enracine dans un mystère encore plus grand : celui du mystère Pascal. « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire » : explique Jésus ressuscité aux disciples d’Emmaüs. (Lc 24, 26)
C’est avec délicatesse et retenue que nous explorerons ce sujet. Tout d’abord respectueux du sang versé des premiers martyrs chrétiens, et solidaires de tous ceux qui l’ont versé depuis deux mille ans. Pour tous ceux qui continuent à mourir au nom de leur appartenance au Christ crucifié, pour ceux qui souffrent aujourd’hui dans leur corps et dans leur âme : croire que cela n’a pas servi à rien et que Dieu nous rejoint au cœur de toute détresse.
A la suite d’Ignace, je vous propose une marche ‘virtuelle’ méditative, à parcourir ensemble pendant sept stations : non pas pour arriver absolument au martyre du sang, mais au témoignage où nous éclairons le chemin ouvert par Jésus.
Première station : J’ai confiance
Tout être normalement constitué pour la joie, le bonheur, la vie, fuit la souffrance et l’idée même du martyre. C’est ce qui arrive à Mallaussène (héros du romancier Daniel Pennac) lorsqu’il cherche un prénom pour son garçon à naître. S’apercevant que tous les prénoms du calendrier chrétien ont été portés par des personnes ayant subi des supplices affreux, il s’interroge sur le bien-fondé d’une telle lignée à léguer à son enfant. Comment concilier le désir d’une vie heureuse et paisible à celle des sacrifiés? En deux mots, son prénom ne va-t-il pas lui porter la poisse ?
Peut-être qu’à cette angoisse de jeune père, Jésus rétorquerait comme à Pierre scandalisé par l’annonce de la Croix : « Tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mt 17, 23)
Deuxième station : la mort à moi-même.
Une de mes sœurs aînées me partageait son scepticisme à la lecture du long martyrologe pendant les repas au Carmel, exaltant les têtes coupées, les membres disloqués, les yeux arrachés, les peaux brûlées et autres morts atroces.
Se délecter de ces supplices relèvent ou du mauvais goût (à voir certaines jubilations adolescentes devant les films d’horreur ) ou plus gravement de sadisme. Comme à vouloir souffrir et se sacrifier peut cacher une déviance masochiste.
Le Christ a souffert et il est mort, mais il ne s’est pas donné la mort. Il s’est livré aux hommes « Ceci est mon Corps », par pur amour et selon, la volonté du Père. Il s’est donné jusqu’au bout, oui, mais après un long chemin d’abandon et porté par une promesse.
Le vrai martyr donne sa vie au monde pour donner vie. Nous ne pouvons pas confondre l’offrande avec le suicide. Le suicide ne donne pas la vie. Certains jeunes cultivent le goût de la mort ou de la dépression, veulent mourir, souffrir à la place d’une personne proche : mais mourir martyr n’est pas cela.
Je m’interroge personnellement : Quand est-ce que je fais le choix de la vie et de la confiance ?
Quand est-ce que je choisis la mort et la désespérance ?
Troisième station : j’annonce le Royaume.
« En marchant le premier vers la gloire, vous avez acquis de nombreux compagnons de gloire » Lettre de saint Cyprien au Pape Corneille, martyrs au IIIème siècle.
Les trois jeunes gens, dans la fournaise (Daniel 3,12 à 87) dansent, chantent et continuent de louer le Seigneur. Ils sortent intacts et le roi Nabuchodonosor est converti. Parce qu’ils ont tout donné au Seigneur, parce qu’ils ont eu confiance en sa parole de vie, elle leur est rendue au centuple (miracle de la fournaise et conversion de l’accusateur). Si les premiers chrétiens ont repris l’histoire des martyres d’Israël, c’est qu’ils ont lu dans la louange des trois jeunes gens, toutes les dimensions du martyre : la louange eucharistique, le martyre du Christ, la force de la Résurrection.
Histoire enjolivée ou sublimée, car la torture et la mise à mort d’un être humain sont insupportables. Ce qu’elle nous apprend : oui, des hommes ont cruellement souffert et sont morts mais cette injustice a été transcendée par leur foi et leur attachement au Seigneur. Dans la souffrance la plus abjecte, la plus injuste, une grâce leur est donnée. La grâce d’une présence d’amour à leur côté. C’est cela s’offrir au monde pour y apporter la vie divine.
Quatrième station : ai-je bien lu le contrat ?
« Baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que nous sommes baptisés » Épître aux Romains 6,3
Par notre baptême, nous vivons la folie de suivre un messie crucifié. Un messie qui est ressuscité des morts soit, mais parce qu’il a traversé les profondeurs de la mort, nous le suivons aussi dans ses ténèbres.
Suivre Jésus, cela va de soi dans les moments joyeux voir miraculeux de sa vie. Lorsqu’il nous parle de porte étroite (Mt 6, 13-14), l’exigence évangélique est parfois plus difficile à accepter.
Savons-nous bien écouter, pendant l’Eucharistie, sommet de l’offrande parfaite du Christ, ce qu’il nous invite à faire ? « Que l’Esprit fasse de nous une éternelle offrande à sa gloire pour que nous obtenions un jour les biens du monde à venir » dans la prière eucharistique III. Avec Christ, par Christ et en Christ nous participons pleinement au mystère Pascal.
Cinquième station : que veux-tu de moi ?
« Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé » Psaume 50
Parfois dans ma vie, je cherche l’impossible, ce que je n’ai pas, ce que je ne suis pas. Je veux plus : tentation de la surenchère et de l’héroïcité.
Je m’interroge sur ce qui est don de Dieu et sur ce que je m’accapare ; sur ce qui est ma réalité (si petite et limitée soit-elle) et sur ce qui est illusion et échappatoire.
Jésus est allé jusqu’au bout. Pour moi aller jusqu’au bout, c’est peut-être aller au bout d’un engagement, alors qu’aujourd’hui le chemin est plus sombre et difficile.
Mon martyre aujourd’hui c’est peut-être les « petits coups d’épingle » de la vie quotidienne. Thérèse de Lisieux, Lettre 74.
Vivre crucifié dans une mort à moi-même, n’est-ce pas vivre ma réalité, sans chercher à en faire plus ?
Sixième station : j’aime donc je suis
« Ce que le Seigneur a commandé semble dur et pénible, […] mais ce n’est ni dur, ni pénible en réalité, parce que celui qui commande est celui qui aide à réaliser ce qu’il commande » saint Augustin
« Après le repas, Jésus dit à Simon Pierre : Simon fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il répondit : Oui Seigneur, tu sais que je t’aime. » Jn 21, 15-17. Trois fois Pierre déclarera son amour au Seigneur et seulement après la déclaration d’amour s’enchaîne l’annonce du martyre. « Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu. » Jean 21, 19. Ce n’est que lorsque Jésus est sûr de l’amour de Pierre, quand ses trois affirmations annulent ses trois reniements, que Jésus lui offre de le suivre : « Suis-moi. » Parce qu’alors seulement il est fort de l’amour de Dieu.
Septième station : « je veux mourir pour lui dire ce je t’aime »
Élisabeth de la Trinité (carmélite à Dijon de 1901 à 1906) nous fait sentir dans son poème, combien le martyre est enraciné dans l’amour.
« Je ne désire plus que ta sainte présence
à tout instant du jour je veux sortir de moi
et sous ton seul regard m’immoler en silence. »
Je ne me pose plus la question du bien-fondé ou non du martyre. Je suis martyr(e), c’est à dire témoin de la vie du Ressuscité, par ma configuration au Christ. Et seul l’amour de Dieu pour moi me donne de vivre cette réalité offerte à tous chrétiens dès son baptême. Je suis solidaire du sang déjà versé et sur celui qui coulera encore. Je ne demande qu’une grâce au Seigneur : celle de vivre ma vie selon son désir. Parce que « J’aurais beau me faire brûler vif dans les flammes, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. » 1Co 13, 3.
« Jésus sauveur du monde, à l’heure où tu fus élevé de terre, fais-nous regarder la croix, afin qu’en voyant jusqu’où tu nous aimes jamais plus nous n’allions loin de toi » Oraison CFC